Échanges internationaux - régulation - OMC - G7 - Contribution à la conférence sur la concurrence et l’économie numérique : Une politique de la concurrence adaptée pour faire face aux défis du 21ème siècle

Discours de M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, au centre de conférences de l’OCDE (Paris, 3 juin 2019)

(Seul le prononcé fait foi)

La concurrence est essentielle pour assurer l’ordre public économique et pour assurer une compétition équitable entre les entreprises. La concurrence est au coeur de l’économie de marché. Elle est cruciale pour les citoyens, pour les entreprises et pour l’innovation. Allons plus loin : c’est une question de liberté économique et politique.

Ce sont des principes bien connus. Si je les répète, c’est parce qu’on caricature souvent la position de la France : nous aurions tendance à ignorer les bienfaits de la concurrence ; nous aurions tendance à considérer les règles de la concurrence comme des obstacles inutiles.

Tout cela est évidemment faux.

Nous savons ce que la France et l’Europe doivent à la concurrence. La politique européenne de la concurrence nous a permis de démanteler des cartels et des ententes illégales. Elle nous permet d’avoir aujourd’hui un marché globalement moins concentré que le marché américain. Et la France a pleinement soutenu l’action de la commissaire à la concurrence, Margaret Vestager, face aux pratiques abusives des géants du numérique.

Mais la concurrence est un domaine en perpétuelle évolution. Et pour garder toute sa pertinence, toute son efficacité, ses règles doivent s’adapter aux nouvelles réalités économiques.

1. La première réalité, c’est que la nature de la compétition mondiale a changé.
L’Europe fait désormais face à des puissances qui investissent massivement dans la recherche et l’innovation. Ce n’est pas une mauvaise chose. Mais pour rester dans la course, pour garantir un level playing field, nous devons être en mesure de faire la même chose.

Par ailleurs, dans certains cas, nos entreprises sont aussi exposées à une concurrence déloyale quand des entreprises non-européennes bénéficient d’avantages et de protections dans leur pays, comme lorsqu’elles reçoivent des aides d’Etat excessives ou peuvent s’appuyer sur un marché intérieur protégé.
Enfin, au-delà des règles, il y a la question de leur application. Nous pouvons être fiers d’avoir des autorités de la concurrence vraiment indépendantes, au niveau national et européen. C’est positif pour la concurrence. Mais cette indépendance n’est pas nécessairement le cas dans les autres juridictions. Et nous devons prendre en compte cette réalité pour ne pas desservir les intérêts de nos propres entreprises.
Nous ne pouvons pas rester les bras croisés, à jouer les bons élèves en espérant que les autres acteurs finiront par respecter les règles que nous nous imposons.
Pour rester dans la compétition technologique et industrielle, l’Union européenne doit faire émerger des entreprises et des filières européennes, compétitives et capables de concurrencer les acteurs américains ou chinois, sur le marché européen mais aussi dans le monde entier. Et pour cela, nous devons repenser notre politique de la concurrence. Le cas Alstom-Siemens nous a justement conduits à nous interroger de nouveau sur les forces et les insuffisances de notre politique industrielle et nos règles de concurrence européennes. De l’échec de cette fusion, nous pouvons et nous devons en tirer des leçons pour l’avenir.

C’est pourquoi, avec mon homologue allemand Peter Altmaier, nous avons proposé il y a quelques mois une première esquisse de cette nouvelle politique de la concurrence dans le Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle.

Une de ses lignes de force est que nous devons cesser de traiter la politique de la concurrence en silo. La politique de la concurrence n’est pas le seul outil pour assurer un level playing field à nos entreprises. Et la politique de la concurrence ne doit pas nous empêcher de satisfaire d’autres objectifs légitimes, comme le maintien d’une industrie forte sur notre continent.

En un mot, nous devons traiter politique de la concurrence, politique commerciale, politique industrielle et politique de la recherche et de l’innovation comme les membres d’un ensemble cohérent.

Parmi les pistes que nous avons, et qui doivent désormais nourrir la réflexion commune au niveau européen :

- 1ère piste : un contrôle des concentrations plus collégial et davantage tourné vers la concurrence potentielle.

Notre objectif premier reste d’assurer une concurrence non faussée sur le marché intérieur. Cependant, tout en respectant cet objectif, le contrôle des concentrations gagnerait à adopter une perspective plus large, pour être en meilleure adéquation avec les transformations économiques mondiales. Nous proposons donc de moderniser les outils d’analyse et les modalités de gouvernance du contrôle des concentrations.

1. En adoptant une analyse plus dynamique, intégrant la concurrence potentielle à moyen et long terme. Cela implique de revenir sur la limite actuelle de 2 ans, par exemple.

2. En tenant compte des conditions plus favorables dont peuvent bénéficier des entreprises de pays tiers : l’existence de soutiens publics ou de monopoles sur des marchés fermés à la concurrence est susceptible de renforcer la capacité d’une entreprise à pénétrer et à se développer rapidement sur le marché européen, et de créer à terme des situations de marché défavorables aux consommateurs européens.

3. En intégrant mieux les gains d’efficacité associés à une concentration, et à travers eux les enjeux de compétitivité industrielle de l’Union européenne.

4. En diversifiant les remèdes avec un plus grand recours aux remèdes comportementaux : s’ils sont parfois appropriés, les remèdes structurels sont irréversibles. De plus, dans près d’un cas sur deux depuis 2010, les cessions d’actifs effectuées dans le cadre d’un remède structurel ont conduit à un rachat au profit de concurrents extra-européens. Au contraire, les remèdes comportementaux visent à empêcher directement des comportements anticoncurrentiels, et peuvent être adaptés en cas d’évolutions possibles de l’environnement concurrentiel dans le cadre de réexamens réguliers du régime d’engagements.

5. En s’appuyant sur une expertise plus large et travailler de manière plus collégiale au sein de la Commission.

Avec ces évolutions, qui peuvent être mises en oeuvre très vite, sans changement du droit primaire, le droit des concentrations serait mieux armé pour faire face aux nouveaux défis économiques. Le jour où les traités seront modifiés et s’il était nécessaire d’aller encore plus loin, nous pourrions envisager de permettre au Conseil d’exercer une forme d’appel sur les décisions de la Commission, pour prendre en compte d’autres objectifs communs de l’Union que ceux de la seule politique de la concurrence. Cette possibilité existe dans plusieurs pays comme la France. Il ne s’agit bien sûr pas de faire remonter au niveau politique tous les dossiers de concurrence. Mais le simple fait que ce droit d’appel existe permet déjà que toutes les dimensions d’un dossier soient bien prises en compte par les autorités de la concurrence. Et cela offre la possibilité, dans des cas exceptionnels, d’aller au-delà de l’analyse concurrentielle et de répondre à des enjeux stratégiques.
- 2ème piste : la politique de contrôle des aides d’État mérite également d’être adaptée aux nouveaux enjeux de concurrence mondiale.

Il ne s’agit pas de remettre en cause la nécessité d’un level playing field mais de nous mettre en situation de répondre aux grands enjeux industriels actuels. Pour cela, il est notamment nécessaire d’améliorer les lignes directrices sur les PIIEC (projets importants d’intérêt européen commun), d’assouplir notre cadre en matière de R&D, pour favoriser la diffusion des connaissances, et de le compléter en matière d’innovation.

Cette refonte de la politique de la concurrence sera un des grands enjeux dont devra s’emparer la nouvelle Commission européenne.

Au-delà de la politique de concurrence, il nous faut aussi agir sur la politique commerciale européenne pour mieux protéger nos économies de la concurrence déloyale et défendre la réciprocité dans les échanges.

La politique commerciale de l’UE a un rôle déterminant à jouer dans la protection des intérêts européens contre la concurrence, parfois déloyale, d’autres puissances économiques mondiales. Dans cette perspective, la France soutient pleinement l’idée d’un approfondissement des règles garantissant le level playing field.
Au plan multilatéral, il est nécessaire de s’engager à faire avancer un agenda ambitieux de réforme du système commercial mondial et de l’OMC, notamment dans le but de moderniser les règles de l’OMC qui permettent de lutter contre les pratiques distortives.

Au plan européen, nous devons mieux mobiliser les outils dont nous disposons déjà pour lutter contre le dumping, les subventions abusives ou les investissements hostiles. Par ailleurs, l’adoption rapide d’un instrument sur les marchés publics internationaux (règlement dit « IPI ») viendrait utilement compléter les outils existants pour rétablir l’égalité concurrentielle et la réciprocité au bénéfice de nos entreprises.
2. La seconde réalité économique que nous devons prendre en compte c’est l’affirmation de l’économie numérique.

Je ne crois pas utile d’insister sur les bienfaits et les apports de l’économie numérique. Ils sont bien connus. Mais pour tirer tout le bénéfice de cette nouvelle économie, il est nécessaire d’assurer une compétition équitable entre entreprises.
Et sur ce point, force est de le constater : l’économie numérique bouscule nos habitudes et constitue un véritable défi pour la politique de concurrence.
L’économie numérique est marquée par une extrême concentration, en raison des effets de réseaux et des économies d’échelle. Le rôle stratégique des données tend à renforcer cette tendance. Un petit nombre de grandes plateformes internationales et de géants numériques sont devenus dominants sur leur marché.

Cette domination devient un problème de concurrence quand elle est employée pour s’assurer des avantages indus et quand elle ne peut plus être remise en question.
Les autorités de la concurrence ont déjà des outils pour intervenir et condamner ces abus, y compris dans le secteur numérique. En Europe, plusieurs cas récents ont impliqué des plateformes numériques dominantes : j’ai déjà mentionné le travail remarquable mené par la commissaire Vestager.

Mais est-ce suffisant pour assurer une concurrence équitable ? Ce n’est pas mon avis, pour plusieurs raisons :

- Les plateformes développent de nouvelles pratiques, comme des stratégies pour « bloquer » leurs utilisateurs dans leurs services et leur écosystème ou quand elles rachètent systématiquement les entreprises prometteuses qui auraient pu devenir leurs concurrentes.

- Ces pratiques ne sont pas toujours faciles à détecter, mais elles ont un impact rapide et sensible sur la concurrence, dans la mesure où nous parlons d’acteurs très puissants face à de petits concurrents et des écosystèmes dépendants.

- Les règles et les outils analytiques actuels ne sont pas suffisamment adaptés pour cibler ces pratiques et les procédures sont trop longues pour être efficaces.

Aujourd’hui, le temps n’est plus au diagnostic : il est largement partagé - même aux Etats-Unis. Il est temps désormais de trouver des solutions. Et il est important d’avancer ensemble, puisque les marchés et les acteurs dont nous parlons sont internationaux.

Adapter la politique de la concurrence au monde digital ne veut pas dire jeter au vent toutes les règles existantes. Il s’agit de renforcer les règles et les outils pour les rendre plus efficaces et permettre une réaction plus rapide.

Je pense que la bonne stratégie passe par deux éléments.

- Le premier élément, c’est une adaptation des règles de la concurrence pour une mise en oeuvre plus efficace

- Nous devons améliorer le contrôle des fusions. Dans le domaine de la tech, les acquisitions critiques sont à ce jour soustraites au contrôle des autorités de la concurrence. Ces « killer acquisitions » - pour parler en bon français - doivent être soumises à contrôle. Le législateur devrait pouvoir déterminer le bien-fondé d’un contrôle ex post.

- Nous devons rendre les procédures anti-trust plus efficaces. Attendre qu’une décision soit prise au fond peut prendre plusieurs années. Dans l’intervalle, les atteintes à la concurrence peuvent être graves, rapides et irréversibles. Différentes réponses méritent d’être examinées, et notamment la possibilité de mesures conservatoires. Recourir à des mesures conservatoires constituerait une première intervention rapide, sans préjuger de l’issue de l’affaire, afin de limiter ces effets graves.

- Enfin, je crois également que les autorités de la concurrence doivent pouvoir détecter, enquêter et régler les situations anticoncurrentielles particulièrement parmi les acteurs du numérique. Elles sont déjà conscientes de la nécessité de mieux comprendre les marchés numériques. Et des initiatives sont en cours de discussion dans plusieurs pays.

- Le deuxième élément, ce sont de nouveaux outils réglementaires pour le secteur du numérique.

Certains aspects de l’économie numérique ont des implications pour la concurrence, mais sont mieux traités par le biais d’autres outils. C’est pourquoi nous devons développer des outils réglementaires sectoriels pour favoriser la concurrence et l’innovation dans les marchés numériques.

Ces outils et ces règles devraient spécifiquement encourager le partage et la mobilité des données, l’interopérabilité entre les plateformes, des écosystèmes plus ouverts et les principes de transparence, d’équité, de responsabilité dans l’usage des algorithmes.

La fiscalité est un autre outil que nous devons adapter aux nouveaux modèles économiques suscités par la révolution numérique. Et les pratiques fiscales des géants du numérique sont aussi un problème que nous devons traiter au niveau international.

La France est déterminée à mettre fin aux privilèges fiscaux dont jouissent certaines entreprises. L’optimisation fiscale agressive pratiquée par certaines multinationales menace le financement de notre modèle social, en privant l’Etat de recettes légitimes. Et elle contribue à renforcer le trésor de guerre qui permet à ces entreprises de tuer la concurrence par des acquisitions systématiques. Ce problème est particulièrement sensible avec les entreprises du numérique, qui opèrent sans présence physique.

Nous nous sommes battus pour trouver une solution ambitieuse au niveau de l’Union européenne. Et nous allons accentuer nos efforts pour définir un cadre commun pour aboutir à de nouvelles règles de fiscalité internationale au niveau de l’OCDE.
En attendant, l’urgence de ce problème nous a conduits, comme plusieurs autres Etats à travers la planète, à adopter une taxe numérique au niveau national. Elle vise à mieux cibler la valeur créée par les utilisateurs en ligne. Et je le redis : cette taxe sera supprimée dès qu’une solution internationale satisfaisante aura été trouvée.

***

Voilà les quelques messages que je tenais à vous transmettre ce matin. La modernisation du cadre de la concurrence est un des chantiers majeurs qui attend l’Union européenne, dans les mois et années à venir.

Mais c’est aussi un enjeu mondial - tout particulièrement dans le domaine du numérique, où la coopération internationale est essentielle. C’est la raison pour laquelle nous avons fait des questions de concurrence et de numérique une des priorités du G7 2019, présidé par la France.

Pour la première fois, les autorités de la concurrence des membres du G7 travaillent pour parvenir à un accord sur les défis posés par la digitalisation de l’économie. Et ce sujet sera au coeur du sommet des ministres des Finances qui se tiendra à Chantilly, mi-juillet.

Merci de votre attention./.

(Source : site Internet du ministère de l’économie et des finances)

Dernière modification : 04/06/2019

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